Le monde de tous les jours, vous le connaissez. Mais, parce qu'il y a toujours un mais, ce n'est qu'une partie de la vérité. Pour une fois, la vérité n'est pas ailleurs mais plutôt soigneusement dissimulée juste sous vos yeux : l'humanité n'est pas constituée d'une seule espèce, mais de deux. Humains et Monstres. Les monstres existent depuis l'aube des temps, ont marché avec Sapiens et Neandertal et existent toujours, quoi qu'en disent l'Histoire et les médias. Certains pensent même qu'ils étaient là avant les humains, d'autres qu'ils étaient les dieux de l'humanité encore trébuchante.

Une autre preuve que les monstres sont bien intégrés ? Ils sont aujourd'hui mêlés aux humains et ont su trouver leur place dans le monde moderne, se faufilant dans l'existence de grandes villes considérées comme des Safe Havens, où l'existence des monstres est protégée sous la main d'un mystérieux et omniscient Conseil. Ils sont vos collègues, vos voisins, vos amis, votre compagnon ou conjoint peut-être. S’il était autrefois sous votre lit, le monstre est peut-être maintenant dedans. La grande majorité des humains n'a toujours strictement aucune idée de l'existence de cette partie de son arbre généalogique, le Conseil veillant à ce que le Monde Monstrueux reste discret et l'humanité ignorante.

Malgré tout, le secret sur l'existence des monstres est de plus en plus difficile à protéger, et si toutes les avancées technologiques profitent aux monstres, ce sont aussi elles qui les mettent en danger. A mesure que l'humanité progresse, le Monde Monstrueux se réduit et cette tendance s'accélère depuis la Révolution industrielle. Le vingtième siècle a vu tomber une dizaine de Safe Havens, peut-être même plus, et il n'en reste plus qu'une poignée répartie dans le monde.

Au cours du siècle, les disparitions successives des Safe Havens propulsent la Venise du Nord, devenue un Safe Haven après la prise de Paris, sur le devant de la scène mondiale. Suite à la chute du Safe Haven majeur d’Édimbourg en 2012 et à l'émigration monstrueuse qu'elle a causée, Amsterdam devient le plus grand Safe Haven d'Europe, tandis que les Pays-Bas se hissent dans le top 50 des pays les plus densément peuplés du monde et le Randstad devient une métropole de plus de sept millions d'habitants.

Amsterdam est rapidement devenue un lieu de passage et de vie monstrueuse incontournable, autant pour sa situation géographique que pour la facilité de vivre avec la population humaine, férue de liberté d'expression et d'acceptation de l'autre. Elle est particulièrement appréciée par les créatures aquatiques et féériques, tout en ayant la population monstrueuse la plus hétérogène d'Europe et environ vingt millions de touristes par an. Humains ou monstres, de passage ou locaux, tous se pressent pour découvrir la "ville la plus heureuse du monde".

La grande horloge analogique installée devant la Gare Centrale s'est allumée ce midi, le décompte jusqu'à minuit s'écoulant lentement. Humains et monstres se préparent à passer à 2018, entre amis ou en famille. Les festivités du jour de l'an ont bien sûr lieu dans toute la ville envahie d'une foule cosmopolite. Dans chaque rue, chaque quartier, chaque coin on commence déjà à lancer les feux d'artifice qui atteindront leur apothéose à minuit ; des scènes improvisées se dressent ici et là pour accueillir des artistes aux genres aussi variés que l'on peut imaginer, et la fête bat son plein.

Et puis la joie commença à se teinter d'autre chose... 59 minutes restent avant la nouvelle année, et dans certains quartiers les cris retentissent. Dans les rues menant à la gare centrale, les bouches d'égout volent soudain pour laisser place à des colonnes de flammes. Une fumée âcre emplit l'air, la foule se disperse, paniquée, alors que la musique joue toujours, imperturbable, glaçante dans le chaos qui règne où que le regard se pose. Presque au même moment, les premiers rires de douleur résonnent sur la petite place de Zuid et la panique s'empare des fêtards qui cherchent une issue à tout prix. Quelques instants plus tard, de l'autre côté de la ville, un mouvement de panique éclate aussi dans le Rembrandtpark, jusqu'alors paisible.

Les derniers foyers sont finalement maîtrisés à la fin de la nuit mais le bilan est lourd : vingt morts, cinquante-sept blessés graves et dix-neuf disparus qui ne seront jamais retrouvés dans les décombres. De nombreux bâtiments ont été endommagés, notamment la gare centrale et des commerces, dont le refuge primordal et restaurant gastronomique PURE. Des enquêtes sont ouvertes le lendemain matin pour déterminer la cause des incidents, plusieurs cellules de crises sont mises en place, et quelques jours plus tard la ville rend un hommage officiel aux victimes, aux services de secours et à leurs familles.

Les rénovations commencent dans les différentes parties de la ville touchées par les événements du jour de l'an - notamment sous les parties les plus anciennes de la gare - et peu à peu on passe à autre chose, pour s'intéresser à la nouvelle catastrophe qui va toucher Amsterdam. Au milieu du mois de janvier le cyclone Friederike s'abat sur la ville et la bloque pendant six jours: vents à plus de 140km/h, blizards de neige, arbres arrachés, trafic aérien et ferroviaire suspendus, réseaux routiers fortement perturbés et des airs de fin du monde alors que la capitale se referme sur elle-même.

En un parfait piège, car c'est à ce moment que les disparitions commencent. Meurtres sordides, maladies soudaines et fatales, accidents stupides et autres "bagarres ayant mal tournées", autant d'incidents apparemment aléatoires et sans aucun lien entre eux. Seuls les yeux avertis d'une certaine assemblée toute puissante remarquent l'infime détail qui relie ces individus : tous appartiennent à Ereshkigal ou à la Main Noire, des organisations qui jusqu'ici rythmaient l'existence d'Amsterdam. Membre après membre, les organisations monstrueuses sont chassées d'Amsterdam et il se pourrait que cette éradication systématique ait influencé les conditions météorologiques.

Une nouvelle organisation semble s'être installée dans le vide laissée par la tempête: Metaarra, aux idées nouvelles et modernes, du moins selon les monstres qui l'ont rejointe. Début février, les lecteurs les plus assidus auront remarqué le petit encart d'à peine trois lignes en page onze du journal, caché dans les faits-divers: la fermeture du forum LVHV, forum d'amoureux de l'étrange cherchant à fréquenter des monstres, pour "violation de la vie privée". Et la vie reprend son cours pour habitants et touristes, humains et monstres, au rythme du monde qui l'entoure.